« Depuis la pandémie, et parce que mon entreprise a embrayé le mouvement, je vis à Montpellier et je travaille pour une entreprise parisienne. Je viens environ deux jours par semaine à Paris, et le reste du temps, je suis dans le Sud en télétravail. Je suis plus productive. Plus alignée avec moi-même sur l’équilibre entre temps de travail et temps libre. Bref, cette vie est bien plus apaisée qu’avant quand j’habitais en banlieue parisienne et que j’avais deux heures de transports par jour et une présence obligatoire tous les jours au bureau », confie Cindy, directrice marketing dans un groupe alimentaire.
Cédric, lui, vit toujours à Paris, mais pratique également l’alternance de deux jours de télétravail et trois jours en présentiel. Les jours de télétravail, il se rend régulièrement dans un coworking proche de son domicile pour lequel son entreprise lui permet un accès privilégié, ou il reste chez lui pour travailler et aussi « s’accorder le droit de faire du sport simplement à l’heure du déjeuner », ou d’aller « chercher les enfants un peu plus tôt que d’habitude au centre de loisirs ».
Un rythme « efficace » de travail qu’il résume avec une formule imagée : « Le télétravail ce sont les nouvelles 35 heures. Il permet une réappropriation du temps. » Images d’Épinal ? Pas certain. Des témoignages en pagaille qui disent une nouvelle relation à la vie professionnelle. Des temps de vie plus apaisés et des embouteillages aux heures de pointe qui s’estompent, assurément.
Se réapproprier le temps. Retrouver un équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle. Apaiser les tensions du quotidien. Antiennes entendues et rabâchées depuis longtemps par nombre de travailleurs et travailleuses.
Antiennes qui relevaient plus du vœu pieux que de la réalité concrète. Antiennes qui résonnent – un peu – comme une nouvelle forme de conquête sociale. Comme si quelque chose de profond et de structurel était en train de se modifier dans le rapport au travail, à l’entreprise et à la vie professionnelle en général.
La pandémie de Covid-19 a démontré une chose : pour travailler, et faire tourner l’entreprise, il n’est pas (forcément) nécessaire d’être présent sur un lieu de travail donné, tous ensemble, au même moment. Drôle de changement de paradigme quand depuis la seconde moitié du xixe siècle avec l’industrialisation le lieu de travail et le lieu de vie ont été séparés.
De quoi, en tout état de cause, chambouler les habitudes, les coutumes, le rapport au collectif d’entreprise, et tout simplement le travail comme objet sociologique et symbolique. De quoi, enfin, s’interroger sur le point de savoir si d’aventure à l’instar des congés payés, de la semaine de 40 heures, puis de 39 heures, puis de 35 heures, la possibilité de télétravailler n’était pas l’une des conquêtes sociales du xxie siècle ?
« Je ne suis pas certain que de penser le télétravail en termes de conquête sociale ou de progrès social soit le bon angle de vue. Une conquête ou un progrès social nécessitent d’être la résultante d’une lutte, d’un rapport de force qui établit ensuite des règles pour donner une dimension concrète aux choses », analyse Denis Maillard, consultant spécialiste des relations sociales, fondateur du cabinet Temps commun et auteur de Tenir la promesse faite au Tiers État (éditions de l’Observatoire, 2020). Et d’ajouter : « La technologie et la pandémie nous ont mis devant le fait accompli. Le télétravail est là, il modifie considérablement le rapport au fait même de travailler collectivement. Pour le meilleur et pour le pire. Tout reste encore à penser et à ajuster. »
Le son de cloche est assez similaire du côté de Sarah Proust, fondatrice du cabinet de conseil et d’accompagnement Selkis, experte associée à la fondation Jean-Jaurès et autrice de Télétravail : la fin du bureau ? (éditions de l’aube, 2021) : « Il convient de prendre le télétravail pour ce qu’il est réellement, c’est-à-dire, une individualisation paroxystique de la relation au travail. Il change la nature du travail pour le faire muter en un objet hybride fait de présentiel et de distanciel, ainsi que de nouvelles formes de management. »
Un travail hybride à deux aspects. D’abord pour les salariés dits de bureau qui mixeront donc les lieux de travail. Ils pèsent, en France, pour environ 60 % de la population active totale. Selon le bureau international du travail (BIT) celle-ci s’élève à 29,2 millions de personnes. Ainsi, ce sont quelque 18 millions de travailleurs et travailleuses qui, aujourd’hui, peuvent prétendre au télétravail. Reste les 11 autres millions de travailleurs qui, eux, ne peuvent pas télétravailler. Hybride donc également que cette population active qui pourrait être amenée à se scinder en deux blocs distincts : ceux qui peuvent télétravailler, et ceux qui ne peuvent pas.
« Cette séparation est une question cruciale. Quid de ce que j’appelle le back-office de la société des services ? Les deux populations vont voir grandir des intérêts divergents. À la base la relation au travail est basée sur une unité de lieu, de temps et d’action qui est le bureau. Or, plus je m’éloigne de ce lieu, plus j’ai besoin de services pour utiliser mon autonomie : livraisons, etc. Ces services sont justement assurés par le back-office de la société. Celles et ceux qui ne peuvent pas télétravailler. En résumé, l’autonomie nouvelle des uns, crée paradoxalement une tension sur le travail des autres, qui sont toujours plus sollicités », analyse finement Denis Maillard. Il voit d’ailleurs un deuxième facteur d’aggravation des relations entre les deux catégories de la population active. « Le back-office de la société assure le confort de celles et ceux qui peuvent télétravailler. Notamment avec les services de livraisons, mais pas seulement. Ce qui frappe, c’est que ce back-office véhicule des services et des objets qu’il ne peut pas consommer. Comme s’il était dans une fête sans avoir le droit de danser », prévient-il.
Au sein de l’entreprise elle-même cette séparation peut aussi créer différents statuts de collaborateurs. Avec d’un côté celles et ceux qui « profitent » de la possibilité de télétravailler pour se réapproprier leur rapport au temps et de l’autre celles et ceux qui ne peuvent pas le faire. Faut-il, dès lors, entamer des négociations sociales pour équilibrer les choses ? « Cette question sera au cœur des préoccupations dans les prochaines années. Nous sommes encore au démarrage de cette nouvelle ère. Il convient, avant de poser les avantages et les inconvénients, d’aboutir à de réels accords autour du travail hybride et d’analyser aussi les risques potentiels du fait de la non-présence des collaborateurs sur les lieux de travail en termes d’assurance », détaille Audrey Richard, présidente de l’ANDRH (Association nationale des Directeurs des Ressources Humaines) et DRH Group chez Up ! (Chèque Déjeuner, etc.).
« Ce qui nous apparaît crucial dans ce moment est de penser ces accords en termes d’équité. Si nous avons fait le choix d’équiper nos salariés en télétravail, nous n’avons pas souhaité aller plus loin notamment dans l’indemnisation des transports collectifs type SNCF. Nous considérons que le télétravail est un outil gagnant-gagnant pour le salarié comme pour l’entreprise. La recherche d’équité se situe plutôt dans la façon dont nous envisageons, à l’avenir, de faire évoluer les salariés de deuxième ligne qui eux aussi ont envie d’accéder à cette possibilité », confie Erwan Olier, secrétaire général en charge notamment des Ressources Humaines, au sein du groupe SIA Habitat, entreprise sociale pour l’habitat (SA d’HLM), filiale du Groupe Habitat en Région, pôle opérateur logement social des Caisses d’Épargne.